© Frédérique Voisin-Demery | CC BY 2.0

Interdiction d’accès à la nature : l’épée de Damoclès

Une nouvelle interdiction d’accès a frappé un sentier de Chartreuse fin mai. Alors que de nombreux propriétaires sont tentés de suivre l’exemple du marquis des Hauts de Chartreuse, les pouvoirs publics et les amoureux de la nature sont démunis faute de pouvoir s’appuyer sur un cadre légal devenu trop déséquilibré.

8 min de lecture
Chartreuse
Espaces protégés
Pratiques sportives

Écrit par le comité de rédaction

Publié le 16 juin 2025

Nouvelle interdiction d’accès en Chartreuse : le sentier Vermorel

Sur le versant Nord de la Pinéa, il est possible d’observer sur les troncs de certains épicéas des disques de couleur d’un genre particulier mais désormais bien connu des randonneurs chartroussins. La mention « Propriété privée – Défense d’entrée » permet aux naturalistes aguerris de ne pas les confondre à tort avec des Polypores, ces champignons coriaces et dépourvus de pied qui se développent sur les troncs d’arbres. Il s’agit de panneaux d’interdiction que le propriétaire des parcelles forestières au pied de la Pinéa a installés au départ du sentier Vermorel pour tenter de dissuader les promeneurs.

Les panneaux sont neufs mais la démarche ne l’est pas. Elle rappelle celle initiée par Bruno de Quinsonas-Oudinot qui en août 2023 avait interdit l’accès à près de 800 hectares de terrain en pleine Réserve naturelle nationale des Hauts de Chartreuse. Bien qu’il y ait fort à parier que ce nouveau propriétaire partage un certain nombre de caractéristiques avec le marquis (une activité de sylviculteur et un goût pour la chasse), la consultation du plan cadastral n’a pas permis de l’identifier avec certitude.

En conséquence, ce sentier historique qui aurait fêté ses 100 ans le 13 mai 2026 est désormais interdit au public. Conformément à l’article 226-4-3 du code pénal, emprunter le sentier Vermorel – même sans causer quelque dommage que ce soit – constitue désormais une contravention de la 4e classe. Comme pour toutes les contraventions de 4e classe (non-respect de l’arrêt au feu rouge, excès de vitesse supérieur à 20 km/h hors agglomération, vente de tabac aux mineurs, défaut de permis de chasser, …), la sanction encourue est une amende forfaitaire de 135 €. Rappelons toutefois qu’à notre connaissance, aucun randonneur n’a été inquiété depuis la création de cet article dans le code pénal (2 février 2023), et aucun garde assermenté n’a été embauché pour quadriller la zone.

Une interdiction infondée et unilatérale

Les panneaux étaient passés relativement inaperçus jusqu’à ce que les organisateurs du trail du Grand Duc s’émeuvent de l’interdiction de passer sur un réseau social. Il aurait été mal aisé de se positionner quant au bien-fondé de cette opposition du propriétaire si elle avait uniquement concerné le passage d’une compétition de trail. Le doute sur la nature de l’interdiction a été dissipé en allant sur place : le panneau ne fait pas la différence entre les pratiquants, et interdit le passage à toutes et tous.

Selon le Dauphiné Libéré1, qui a a priori réussi à joindre le propriétaire, ce dernier « s’énerve contre les coureurs qui piétinent les cultures ou jettent « leurs plastiques de barres de céréales », contre les VTTistes qui « écrasent tout » ». Les personnes qui l’ont emprunté le savent : le sentier Vermorel – exclusivement forestier – ne traverse pas de cultures, et il est trop escarpé pour être parcouru par des VTTistes. Ce discours pourrait donc prêter à rire s’il n’était pas tragique. Comme Bruno de Quinsonas dénonçait les « hordes déferlantes de curieux irrespectueux sans foi ni loi »2, la personne interviewée s’insurge contre une fréquentation en augmentation qui « est en train de tout démolir »3.

On retrouve dans ces quelques arguments les thèmes auxquels nous ont habitués les propriétaires tentant de justifier les interdictions d’accès via des argumentaires fallacieux : cet acte s’inscrirait dans un objectif de préservation de la biodiversité face à une fréquentation en hausse depuis le covid entraînant un grand nombre d’incivilités. Face à ces inquiétudes, rappelons que : 

  • La préservation de la biodiversité est la prérogative de la police de l’environnement. L’ensemble des comportements cités par les propriétaires (abandon de déchets4, cueillettes sauvages, feux en pleine nature) sont déjà couverts par le droit français ou peuvent faire l’objet d’arrêtés municipaux. La police de l’environnement manque cruellement de moyens humains et financiers pour faire respecter la loi, ce qui n’est aucunement une raison suffisante pour que les propriétaires s’y substituent en interdisant l’accès à la nature, faisant ainsi peser une succession de choix politiques sur les épaules des promeneurs. Cette solution ne serait par ailleurs pas souhaitable à court terme : contrairement à une réglementation de l’accès justifiée et documentée par un gestionnaire d’espace naturel, ces interdictions arbitraires sont sources de frustration, d’incompréhension, et exacerbe les conflits d’usage préexistants. Elle ne serait pas non plus souhaitable à long terme : comment espérer que des personnes privées de tout contact avec la nature – sous prétexte qu’elles n’en sont pas propriétaires – adoptent des comportements de nature à la préserver ?
  • Les affirmations relatives à la sur fréquentation et aux incivilités associées sont systématiquement basées sur des perceptions et des ressentis, là où citer des chiffres et des études de fréquentation serait plus indiqué. En l’occurrence, ces perceptions sont démenties là où des études de fréquentation et des recensements des incivilités sont menés.

Comment espérer que des personnes privées de tout contact avec la nature – sous prétexte qu’elles n’en sont pas propriétaires – adoptent des comportements de nature à la préserver ?

Mathieu Crétet, chargé de mission Espaces protégés

Une multiplication des interdictions d'accès

Nous l’écrivions en septembre 2023 : l’affaire des Hauts de Chartreuse risquait de créer un dangereux précédent en montrant la voie à d’autres propriétaires alors qu’une part importante de la montagne appartient encore à des propriétaires privés. À titre d’exemple, seules trois des 13 parcelles traversées par le sentier Vermorel appartiennent à la commune de Proveyzieux [voir la carte plus bas]. À l’origine de cette menace sur le droit d’accès à la nature, il y a la loi du 2 février 2023 « visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privé » dont l’objectif de restauration des corridors écologiques était louable. Seulement, en présentant comme une contrepartie la possibilité de sanctionner les randonneurs, les parlementaires ont ouvert la voie à de nombreux abus, y compris de la part de propriétaires n’ayant jamais clôturé leurs parcelles auparavant.

Quelques cas ont défrayé la chronique (Hauts de Chartreuse, Vosges, Côte-d’Azur), certains sont en train d’être solutionnés localement (Chastreix Sancy). De nombreux autres sont en préparation. À titre d’exemple, une association de propriétaires de Belledonne a récemment inscrit dans le compte-rendu d’assemblée générale – rubrique « Programme et perspectives 2025 » – la finalisation d’un projet panneaux « propriété privée », en invitant les adhérents intéressés à passer commande. La prudence est donc de mise, et les interdictions risquent de pleuvoir, impactant l’ensemble des pratiquants d’activités de pleine nature (randonneurs, naturalistes, grimpeurs, …).

Chartreuse Pinéa interidiction d'accès

Les outils manquent pour faire face à cette problématique

Le véritable enjeu dans cette absolutisation de la propriété privée ne réside pas tant dans la possibilité, pour les propriétaires, d’interdire l’accès à leurs terrains, que dans le fait qu’ils puissent le faire de manière totalement arbitraire — par simple caprice, sans même devoir invoquer un motif, fût-il symbolique, comme la préservation de la biodiversité. Face à un état du droit aussi déséquilibré en faveur des propriétaires, les collectivités territoriales se retrouvent complètement démunies, incapables de garantir la pérennité et la continuité des itinéraires de promenade et de randonnées au sein du département.

À ce jour, le seul outil à disposition des collectivités est la signature de conventions de passage et l’inscription de sentiers au Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR). Les départements sont légalement obligés d’établir un PDIPR5. Sur un sentier inscrit au PDIPR, une convention est passée entre les propriétaires du chemin et la collectivité territoriale (commune, communauté de commune, Parc naturel régional), après quoi les promeneurs peuvent circuler librement. En règle générale, la convention indique que la collectivité récupère la charge de l’entretien et du balisage des sentiers, et qu’elle engage sa responsabilité en cas d’accident. En cela, la signature d’une convention de passage et l’inscription d’un sentier au PDIPR représente un avantage de taille pour les propriétaires, ou permet tout du moins de lever les freins légitimes à l’ouverture des sentiers au public. Pour ces raisons, cet outil avait été présenté par un certain nombre de propriétaires comme la seule voie de sortie souhaitable aux conflits d’usage6. Il montre aujourd’hui ses limites et se révèle largement insuffisant :

  1. Un manque de moyens
    Un « petit sentier » comme le sentier Vermorel (moins de 2 kilomètres) traverse 19 parcelles. Les collectivités, quelle que soit leur taille, sont dans l’incapacité matérielle d’organiser la signature de l’ensemble des conventions de passage nécessaires. Sur le seul département de l’Isère, le PDIPR rassemble 9 232 kilomètres de sentiers : même si les collectivités et les organismes spécialisés dans le lien avec les propriétaires (CRPF, …) mutualisaient leurs efforts, le conventionnement de l’ensemble des sentiers nécessiterait des moyens humains et financiers bien supérieurs à ceux dont ils disposent . Ce constat explique les nombreux « ratés » qui émaillent l’animation des PDIPR. Par exemple : le sentier Vermorel est inscrit au PDIPR, mais personne à ce jour n’est en mesure d’affirmer qu’une convention a été passée entre Grenoble Alpes Metropole, la Fédération française de randonnée et le propriétaire.
  2. Un outil court termiste et insuffisant
    Les conventions de passage sont généralement valables 3 à 5 ans, puis renouvelées par tacite reconduction. Elles peuvent toutefois être dénoncées par l’un des signataires avec un préavis de 3 à 6 mois selon les conventions. Elles restent également vulnérables aux changements de propriétaires, puisque contrairement aux servitudes qui sont visées dans les actes de propriété et donc rattachées aux parcelles, elles doivent être renégociées à chaque changement de propriétaire. Pour ces deux raisons, les conventions ne constituent pas une garantie suffisante pour pérenniser le droit de passage sur le long terme.
    De plus, les conventions ne concernent que les sentiers, excluant de fait l’ensemble des activités s’exerçant au-delà (escalade, course d’orientation, …). Enfin, certaines conventions récentes ne permettent plus que la pratique de la randonnée, là où la norme était la multi activité il y a quelques années.

La nécessité d’une mobilisation transpartisane

En réaction à la multiplication des interdictions, à l’impréparation collective face aux interdictions à venir, et à l’insuffisance des outils existants, il est impératif que l’ensemble des acteurs qui restent attachés à l’accès libre et responsable à la nature se mobilisent de façon transpartisane.

Mountain Wilderness France avait initié un tel mouvement en sollicitant les syndicats professionnels et les fédérations de pratiquants. Cette tentative de faire émerger une synergie n’avait alors pas abouti, mais cette démarche reste d’actualité face au besoin urgent de faire front commun.

Un certain nombre de pistes d’actions pourraient être portées – ou discutées – collectivement :

  • L’extension des servitudes « loi Montagne » à certaines activités estivales dont la randonnée ; 
  • La pérennisation des conventions en les intégrant aux actes de propriété ;
  • Une réforme du droit fiscal pour conditionner certains abattements fiscaux à l’ouverture au public des parcelles forestières ou des espaces protégés ;
  • Un retour à l’état antérieur du droit en supprimant la pénalisation des promeneurs ;
  • A long terme : créer un véritable droit d’accès à la nature « à la française » qui s’inspire des pays voisins tout en tenant compte des spécificités culturelles, historiques et géographiques françaises.

Agir pour un droit d'accès à la nature en tant que particulier ou organisme

  • Vous êtes un particulier
    Écrivez ou appelez votre député et votre sénateur
  • Vous êtes syndicat pro ou une fédération de pratiquants
    Rejoignez la mobilisation transpartisane pour grouper nos efforts

Mountain Wilderness défend la montagne sauvage parce qu’elle est essentielle à l’équilibre de l’être humain. Nous nous devons d’être mobilisés pour garantir l’accès à cette nature préservée.

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