Baptiste Morizot présente les alliances possibles avec le Castor d’Eurasie pour la rétention d’eau dans les sols agricoles en bordure de cours d’eau.
© Elisa Walter - 2025

« Réensauvager la ferme » : quand l’agriculture ne fait pas contre mais avec le vivant

Faire confiance aux dynamiques naturelles du vivant n’est pas forcément intuitif dans notre représentation et notre pratique de l’agriculture moderne. C’est pourtant ce que propose le projet « Réensauvager la ferme » : miser sur les puissances sauvages pour assurer notre alimentation, mais aussi notre santé, et contribuer à un territoire vivant et habitable à long-terme… au pied du Vercors.

8 min de lecture
Vercors
Drôme
Transition

Écrit par Vincent Robert, bénévole de la campagne Montagnes en transition

Publié le 01 oct. 2025

L’agriculture s’est déconnectée de son milieu

Le collectif se préoccupe beaucoup du changement climatique, mais peu d’une plus grande menace : la 6ème extinction de masse du vivant. L’agriculture moderne en est un des principaux acteurs. Originellement paysanne, l’agriculture s’est progressivement déconnectée des écosystèmes naturels en entrant dans une logique intensive et productiviste basée sur la technologie comme nouvelle alliée. Le mythe auquel elle prétendait répondre est le suivant : « l’agriculture européenne doit nourrir le monde »1. Malheureusement, tout en le nourrissant, elle détruit massivement la vie qui l’habite et entretient la fracture entre sauvage et cultivé, nature et société. 

Dans la continuité de cette fracture, la nature est sanctuarisée dans des espaces protégés restreints qui deviennent ses seules aires d’épanouissement légitimes. C’est pourtant  ce réseau dense d’espèces en interactions qui constitue notre milieu de vie quotidien et nous permet de vivre. Notre existence en tant qu’espèce humaine n’a pas d’avenir sans lui. L’agriculture peut donc devenir un acteur clé de la revitalisation de nos territoires, et notamment en montagne, en faisant le choix d’un autre rapport au vivant qui s’inspire à la fois des techniques agronomiques et de l’écologie, en faisant de l’agroécologie et en devenant le premier refuge de biodiversité de nos territoires.

La ferme du Grand Laval : un autre modèle d’agriculture

C’est ce pari qu’ont fait Elsa Gärtner et Sébastien Blache sur la ferme du Grand Laval, une ferme conventionnelle reprise par Sébastien en 2006 sur la commune de Montélier dans la Drôme, au pied du Vercors. Elsa est biologiste et écologue de formation, Sébastien ancien ornithologue à la LPO. Ils ont progressivement construit leur système en polyculture élevage et en agriculture biologique : actuellement la ferme compte deux productions animales - 180 poules font des œufs, un troupeau de 120 brebis font des agneaux -, une production de fruits sur 3 ha, et 50 ha conduits en polyculture pour produire des légumes secs et des oléagineux, et pour nourrir le troupeau (pâturages, prairies de fauche, céréales), qui n'a donc pas besoin de transhumer. Un des rôles clés du troupeau est d’amender les cultures ; la ferme n’utilise donc aucun intrant. 

Le projet “Réensauvager la ferme”, pour un nouvel imaginaire

La ferme du Grand Laval porte un projet qui dépasse la seule vocation productive : le projet « Réensauvager la ferme »2. À l’initiative, une bande de copains qui partagent des approches différentes mais très complémentaires du vivant : Sébastien et Elsa, maintenant tous les deux paysans sur la ferme, Baptiste Morizot, philosophe de nos relations au vivant, Maxime Zucca, naturaliste membre du CNPN (Conseil National de Protection de la Nature), Brice Lemaire, constructeur de nichoirs et Madline Rubin, ancienne directrice de l’ASPAS (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) . La raison d’être de ce projet est de pousser à un changement d’imaginaires, d’encourager les paysans à faire de nouveau confiance aux dynamiques du vivant comme alliées principales de leurs fermes et de démontrer que vies sauvages et cultivées sont fondamentalement liées, interconnectées et co-produisent notre alimentation. « La capacité d’une ferme à produire est dépendante à 100 % de forces sauvages » explique Baptiste Morizot. Par exemple, les vers de terre contribueraient à eux seuls à environ 6.5% de la production mondiale de céréales par leur fonction de décomposeur de la matière organique, de bioturbation et d’aération des sols3.

© Elisa Walter - 2025
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Un inventaire quasi-exhaustif de la biodiversité – à quoi ça sert ?

Pour baser leur argumentaire sur des chiffres concrets, les initiateurs du projet se sont lancés dans un inventaire le plus exhaustif possible des formes de vie qui constituent la ferme. Des rencontres annuelles sont organisées entre naturalistes et paysans pour contribuer à cet inventaire et créer un espace d’échange de savoirs. Maxime Zucca s’enthousiasme : « Nous avons déjà recensé 2 894 espèces sur la ferme, c’est sans aucun doute l’agro-écosystème le mieux connu du monde ! ».
© Elisa Walter - 2025
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Se focaliser sur les dynamiques du vivant

L’idée ne se réduit cependant pas à l’énumération d’une liste d’espèces, mais plutôt à l’activation des dynamiques portées par chaque espèce en les favorisant au maximum. Brice Le Maire installe par exemple des nichoirs à Mésange charbonnière en surdensité afin d’accueillir le plus de couples possibles sur la ferme et profiter du rôle auxiliaire que joue cette espèce dans la consommation des ravageurs de fruitiers. Ces dynamiques sont encouragées au maximum par l’aménagement d’une mosaïque de micro-écosystèmes (réseau de mares, bandes enherbées, alignements de haies, etc.) ou par la libre évolution des milieux tout simplement. Lors du dernier inventaire, Sébastien Blache raconte : « un expert des papillons nocturnes a installé un drap lumineux. Il a été impressionné par la diversité des espèces, équivalente à celle habituellement rencontrée dans une réserve naturelle. Et ce soir-là, seulement deux carpocapses, qui sont des ravageurs des pommes et poires, ont été observés ! ». Cette observation est le résultat de l’effet dilution du ravageur par une multitude d’autres espèces antagonistes qui entrent en compétition avec lui4. La diversité est essentielle à l’équilibre de la ferme.

Combiner préservation du vivant et équilibre économique

La perspective est réjouissante : « les fermes peuvent accueillir autant de biodiversité qu’un espace protégé » assure Maxime Zucca. Il complète en expliquant que leur ambition est de conduire ces espaces agricoles en ciblant certaines espèces que l’on souhaite voir réapparaître, tout en maintenant l’exigence de la production agricole. Et le système est viable économiquement complète Sébastien Blache, « on fait fonctionner 2 ETP [équivalents temps plein] pour un chiffre d’affaires de 134 000 € et 43% de valeur ajoutée (c.a.d. qu’après paiement des charges et investissements nécessaires à la production, la ferme réalise 43 % de bénéfices sur son chiffre d'affaires, soit environ 57 000 € annuel). Dans un système conventionnel on est plutôt sur 5-6% de valeur ajoutée ce qui pousse à exploiter des surfaces immenses et à chercher de forts rendements à l’hectare ». 

Quel modèle agricole veut-on ?

Comment imaginer qu’un agriculteur seul puisse soigner le sol, l’eau et la vie d’une exploitation de 200 ha de céréales ? C’est pourtant la logique qu’entretient la Politique Agricole Commune de l’Europe (la PAC) en subventionnant les agriculteurs à la surface ou au nombre de têtes de bétail et en encourageant les investissements dans du matériel agricole toujours plus sophistiqué et lourd5. Le syndicat agricole de la Confédération Paysanne propose au contraire de subventionner les fermes au nombre d’actifs et de rémunérer les pratiques vertueuses pour l’environnement6. Cette question du soutien à l’actif agricole trouve un écho au Grand Laval : à deux paysan-nes, la diversité du modèle engendre un travail très important. C’est en partie une question de volonté politique et de son financement : veut-on une agriculture paysanne qui travaille avec le vivant et assure l’habitabilité de nos territoires sur le long-terme ou une agriculture hyper-productive dont les bénéfices économiques sont sans commune mesure avec les impacts sur les écosystèmes et notre santé ? Mais cette volonté ne peut pas venir seulement des agriculteurs qui sont pris par des emprunts qui les contraignent à suivre le modèle productiviste. Les enjeux socio-écologiques actuels enjoignent les politiques publiques à prendre des décisions fortes (soutien et développement de l’agroécologie, sortie progressive des pesticides et notamment les néonicotinoïdes etc.). Et une part de responsabilité incombe aussi aux consommateurs ! 

Une révolution agricole en marche, et dans nos montagnes

Le projet “Réensauvager la ferme” a essaimé localement et un réseau de 26 fermes s’est créé sous l’association « des Fermes paysannes et sauvages »7. Ces fermes se concentrent essentiellement sur les contreforts occidentaux et méridionaux du Vercors et permettent d’alimenter un bassin de vie large qui comprend une partie du plateau. Un échange très actif entre paysans, habitants du territoire et naturalistes donne vie au réseau. C’est ce que fait notamment le groupe du Sisteronnais-Buëch dans les Préalpes du Sud qui permet l’échange de savoirs via un groupe Whatsapp (identification d’espèces, partage d’expériences ou de techniques de lutte biologique, communication d’évènements).

Enfin, l’association Paysans de Nature, devenue nationale depuis 2021, regroupe des fermes favorables à la vie sauvage et entend répondre à deux enjeux majeurs : le déclin de la biodiversité en milieu agricole et l’installation de nouveaux agriculteurs pour endiguer le départ massif à la retraite de ce secteur professionnel8. De nombreux paysans de nature se sont ainsi installés dans nos massifs français (Chartreuse, Pyrénées ariégeoises, Haut-Jura) et valorisent une agriculture paysanne de montagne respectueuse du vivant. A contre-courant de la Loi Duplomb donc, la société civile et agricole s’organise pour tisser des alliances inter-espèces et co-construire des territoires de vie.

Sommes-nous prêts à cohabiter avec le sauvage ?

Une dernière question nous vient : pourquoi avoir choisi le terme de « réensauvagement », concept si clivant dans la société ? Baptiste Morizot répond : « c’est un enjeu stratégique, le réensauvagement n’est pas un mot réappropriable par l’agro-business comme a pu l’être le terme de biodiversité par exemple… et il permet de dépasser le dualisme nature / culture en redonnant une place centrale au sauvage dans notre quotidien ». Elsa ajoute : « et ce mot interpelle les anciens notamment. Et interpeller c’est déjà amorcer une réflexion ». La perspective est réjouissante mais le défi est de taille. A quel point notre société est-elle prête à cohabiter avec le sauvage? Cette question fait partie de celles que Mountain Wilderness, via sa campagne Montagnes en transition notamment, pose dans ses travaux sur les imaginaires [cf. lien avec article : Pourquoi a t on besoin de nouveaux imaginaires], pour continuer à habiter dans nos massifs et à les visiter

© Elisa Walter - 2025

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