Falaises de l'Aulp du Seuil © Benoit Audigé

Droit d’accès à la nature : pourquoi les arguments des propriétaires ne tiennent pas

Auparavant, le droit de circuler permettait aux randonneurs de se promener librement dans les espaces naturels de France qui n’étaient pas délimités par des grillages ou barrières. Depuis début 2023, un changement dans la loi permet aux propriétaires de restreindre l’accès à leurs terres en posant de simples panneaux. Des propriétaires partout en France ont déjà fait jouer cette loi pour restreindre l’accès à leur terres, souvent dans le but de commercialiser l’accès aux espaces naturels et leurs ressources. Alors que la saison de la randonnée pédestre se termine, cet article est l’occasion de revenir sur les arguments évoqués par les défenseurs de cette pénalisation des promeneurs.

5 min de lecture
Espaces protégés
Pratiques sportives

Écrit par le comité de rédaction

Publié le 11 déc. 2024

Depuis l’été 2023, on observe dans certains écosystèmes de montagne l’apparition d’une nouvelle plante : rouge, blanche, parfois ornée d’inscriptions dissuasives.

Il s’agit des panneaux d’interdiction1 installés par des propriétaires terriens refusant que d’autres promeneurs puissent également jouir de leur bien. Alors que ce phénomène fait l’objet d’une mobilisation citoyenne inter-massifs, deux députés (Lisa Belluco et Jérémie Iordanoff2) se saisissent de la question : le 27 mars 2024, leur proposition de loi visant à dépénaliser l’accès à la nature est rejetée en commission de loi suite à des débats caricaturaux3.

Le nouveau contexte légal

La loi du 2 février 20234 impose aux propriétaires la mise en conformité des clôtures qui peuvent entourer leurs terrains, pour que celles-ci soient perméables à la faune sauvage. Celles-ci ne doivent pas mesurer plus d’1m20 et elles doivent être posées au moins 30 cm au-dessus du sol. En complément, la loi réglemente les pratiques cynégétiques dans les enclos et inscrit dans le code pénal la possibilité de punir d’une contravention de quatrième classe le simple fait de pénétrer dans une propriété privée rurale ou forestière dès lors que cette dernière est « matérialisée physiquement » : clôture, haie, mais aussi de simples panneaux5.

Grâce à ces trois mesures principales, cette loi a pour but la limitation de l’engrillagement et la protection de la propriété. Cette loi a effectivement permis aux associations de multiplier les signalements d’ouvrages illégaux (clôtures imperméables à la faune), malgré l’opposition de certains propriétaires forestiers et agricoles. Cependant, il semblerait que l’ordre de ces deux objectifs ait été inversé par un certain nombre de propriétaires, qui ont fait passer l'objectif de protection de la propriété privée avant celui de la limitation de l'engrillagement. Alors même que leurs terrains respectifs n’étaient pas engrillagés, plusieurs propriétaires se sont saisis de cette nouvelle loi pour interdire l’accès à leur propriété privée. Se promener dans la nature devient dès lors une infraction pénale.

La pénalisation des promeneurs : une contrepartie nécessaire ?

La pénalisation des promeneurs a été présentée comme une contrepartie nécessaire à l’effacement des clôtures, que certains propriétaires assimilent à une atteinte à la propriété privée. Ce n’est pas le cas :

  • La loi n’exige aucunement l’effacement des clôtures, simplement leur mise en conformité. Les propriétaires pourront donc toujours clôturer leurs terrains, ils ne pourront simplement plus en faire des enclos hermétiques où la faune ne peut plus circuler et se retrouve piégée au profit d’une chasse « de parc d'attraction ».
  • Les quatre cas d’interdiction ayant défrayé la chronique (Réserve Naturelle Nationale des Hauts-de-Chartreuse, Villeneuve-Loubet et Rimbach-près-Masevaux, et plus récemment Chastreix-Sancy) sont le fait de propriétaires n’ayant jamais clôturé leurs terrains auparavant. Dans ce cas, la notion de contrepartie ne tient pas, il s’agit d’un gain net pour les propriétaires.

Le seul élément potentiellement constitutif d’une atteinte à la propriété privée est le suivant : les propriétaires n’ont plus la possibilité de s’opposer à l’entrée des agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) dans les enclos devant être mis en conformité6. En réalité, cet élargissement des pouvoirs des agents de l’OFB met fin à la confusion permanente entre propriété et domicile, puisque les enclos ne sont plus assimilés (à tort) comme faisant partie du domicile.

Une confusion entre propriété privée et domicile

« Et vous, vous aimeriez qu’on vienne camper dans votre jardin ? ».

C’est par cette question rhétorique absurde que les partisans de cette loi répondent à nos doléances, comme si les promeneurs portaient atteinte au sacro-saint droit de propriété. Il s’agit là d’une vaste confusion entre la propriété, la propriété close et le domicile. En l’occurrence, il est toujours possible de poser une clôture hermétique dans un rayon de 150 m autour de son domicile, ce qui représente une surface de 7 hectares ! Personne n'ira donc camper dans le jardin des propriétaires terriens.

Une pénalisation contre-productive qui ne permet pas de mieux protéger les espaces naturels

Cette pseudo-contrepartie est d’autant moins nécessaire qu’elle met fin à un droit coutumier. En insérant un nouvel article dans le Code Pénal – censé protéger l’ordre public – le législateur n’a pas remédié à une situation chaotique, il a au contraire créé une nouvelle contraventionet créé ou exacerbé des conflits d’usage préexistants. Outre sa nouveauté qui met à mal la coutume séculaire, c’est la première fois que le code pénal permet de punir un comportement inoffensif. Un promeneur ne commettant aucune dégradation aura quand même à s’acquitter d’une somme de 135 euros8 s’il pénètre ou tente de pénétrer dans une propriété dont les limites sont matérialisées physiquement.

Qui plus est, la pénalisation des promeneurs n'est en aucun cas une garantie supplémentaire de la préservation des espaces naturels désormais inaccessibles, le droit français préexistant étant quasiment exhaustif en la matière. A titre d'exemple, les dépôts de déchets, la destruction d'espèces protégées ou la cueillette sauvage étaient déjà réprimées par le droit9. Ainsi, l'ensemble des atteintes à l'environnement étaient déjà répréhensibles. Certes, l'OFB et les gestionnaires d'espaces protégés manquent cruellement de moyens humains et financiers pour faire appliquer la loi, mais les promeneurs n'ont pas à subir les conséquences de choix politiques privant ces professionnels de ressources.

La propriété privée : un droit constitutionnel « sacro-saint »

« Les défenseurs de l'environnement cherchent à abolir la propriété privé. »

La propriété privée est effectivement un droit constitutionnel, et personne ne remet ce droit en question : la propriété n’est aucunement remise en cause par la présence de promeneurs respectueux des écosystèmes qui s’y trouvent.

Le droit de propriété n’est cependant pas supérieur à un autre droit constitutionnel (la liberté d'aller et venir10, le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé11), et il se doit de répondre aux enjeux de l’intérêt général. La loi du 2 février 2023 ouvre la porte à l’absolutisation de la propriété privée, ce qui est d’autant plus grave au vu des surfaces concernées par les récentes interdictions12.

La responsabilité civile des propriétaires

« On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde. »

Cet article 1242 du code civil a pu être mis en avant par des propriétaires interdisant l'accès à leur bien pour ne pas risquer d'être attaqués en justice par un promeneur s'étant blessé sur leur parcelle. Cette menace a en effet pu représenter un frein important à l'accès au public pour certains "gardiens d'espaces naturels" qu'ils en soient les propriétaires ou les gestionnaires (cf. le déconventionnement de falaises par la Fédération Française de la Montagne et de l'Escalade).

Toutefois, le législateur conscient du poids de cette charge pour les dits gardiens a tenté de remédier à cette situation en février 2022 (soit un an avant le vote de la loi contre l'engrillagement) dans sa loi 3DS13. Désormais, « le gardien de l'espace naturel dans lequel s'exerce un sport de nature n'est pas responsable des dommages causés à un pratiquant [...] lorsque ceux-ci résultent de la réalisation d'un risque normal et raisonnablement prévisible inhérent à la pratique sportive considérée »14.

Pour l'heure, aucune jurisprudence n'est venue consolider la notion de « risque normal et raisonnablement prévisible », et plutôt que de communiquer sur le risque inhérent à certains itinéraires ou sites dont ils ont la garde, certains propriétaires adeptes du moindre effort ont préféré en interdire l'accès.

L'accès aux espaces naturels : un besoin fondamental pour tous

« La forêt privée n’est pas faite pour accueillir du public, pourquoi ne pas se contenter des forêts publiques ? ».

Cet argument récurent balaye bien rapidement le fait que la grande majorité des espaces de nature français sont privés15. Qui plus est, dans les espaces de nature extraordinaire, la protection réglementaire doit aller de pair avec une ouverture au public dans le respect des cycles naturels.

La France ne compte sur son territoire terrestre métropolitain que trois réserves naturelles intégrales16 : partout ailleurs, la nature aussi précieuse soit-elle reste accessible à un public qui pourra ainsi ressortir grandi de cette rencontre. Bien entendu, l'accès peut être réglementé et la protection de ces espaces extraordinaires peut bénéficier de l'appui de professionnels dédiés : les gestionnaires d'espaces protégés. C'est à eux et à eux seuls que revient cette tâche, à laquelle ne peut en aucun cas se substituer une interdiction d'accès décidée unilatéralement par un grand propriétaire terrien.

Conclusion : un chemin à tracer ensemble

L'accès à la nature - et en particulier aux espaces de montagne - est au cœur des préoccupations de Mountain Wilderness, qui veille à ce que les conditions d'accès et de découverte de ces espaces de ressourcement soient équitables et justifiées. Face à la mauvaise foi dont font parfois preuve certains propriétaires et parlementaires (cf. débats en commission des lois ci-haut), il est désormais nécessaire que les acteurs en faveur d'un droit d'accès à la nature "à la française"17 pérenne et cohérent se fédèrent.

  1. Voir à ce titre le cas des Hauts de Chartreuse.
  2. Respectivement députée EELV de la 1ère circonscription de la Vienne et député EELV de la 5è circonscription de l'Isère.
  3. Commission des lois du mercredi 27 mars 2024.
  4. Loi n° 2023-54 du 2 février 2023 visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée.
  5. Article 226-4-3 du code pénal.
  6. Article 7 de la loi du 2 février 2023.
  7. L’intrusion dans une propriété n’était pas une infraction au code pénal avant le 2 février 2023, contrairement au délit d’intrusion dans un domicile. Si la violation de domicile existait donc bien dans le droit français, la loi du 2 février 2023 crée la contravention de violation de propriété privée.
  8. Minimum, et 750 euros maximum.
  9. Articles L. 231-2 et L411-1 du code de l'environnement, articles 226-4 et 311 du code pénal.
  10. Articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789.
  11. Charte de l’Environnement.
  12. De 60 à 1 300 ha selon les sites.
  13. Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale.
  14. Article L.311-1 du code du sport.
  15. 75 % des forêts, entre 10 % et 50 % des espaces de montagne selon les massifs.
  16. La Réserve intégrale du Lauvitel dans le Parc national des Écrins, la Réserve intégrale de Bagaud dans le Parc national de Port-Cros et la Réserve intégrale de Roche Grande dans le Parc national du Mercantour.
  17. i.e. qui s'inspire de nos voisins plus avancés que nous en la matière (pays scandinaves, Écosse, Allemagne, Suisse) sans faire fi des spécificités culturelles, légales et géographiques françaises.

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